Changements

[Al Menia]

La sorcière marchait pensivement dans la neige d'Adélie, en regardant la buée sortir de sa bouche au rythme de ses pas. Il neigait un peu, et le vent, aussi léger que glacial, lui accrochait des flocons dans ses cheveux blancs.

C'était ça... Cette différence est presque palpable, depuis quelques temps.

Quelque chose a changé.
L'air semble... plus lourd.
Les couleurs ternissent.
Le vent ne charrie plus cette douce mélodie.
La mer est calme.
Au départ, j'avais pensé à une illusion, voire même une hallucination, ou une obsession... Mes sens devaient m'abuser. Mais non, tout cela est bien réel...
Mais d'où cela peut-il venir? Où est la source?

[Al Menia]

Al Menia s'arrêta soudain, toujours pensive.

Non, vraiment, ça ne peut plus continuer. Tout est trop calme. Je ne sens plus rien...

Elle sembla humer l'air quelques instants.

Ah, si... Il y a quelque chose! Mais qu'est-ce que c'est?

Elle fit un quart de tour et se mit à marcher vers le nord de l'île.

Il faut absolument que je trouve! Je ne peux pas laisser passer cette occasion, je n'ai plus le temps... Je DOIS savoir!

La sorcière avait dépassé depuis longtemps les dernières bâtisses de l'île lorsqu'elle pénétra dans une forêt de conifères pelés, qui constituait l'ultime morceau de terre avant la mer.

[Al Menia]

Elle venait de passer le dernier arbre et arrivait sur la plage gelée. Elle se figea, en regardant l'océan, la bouche ouverte.

Tout s'explique... ça vient de l'eau, ça vient de l'océan! C'est lui le responsable!
Je l'ai trouvé!

Elle dénoua ses cheveux, retira ses chaussures et fonça droit sur le rivage. Elle grimaça un peu lorsque la glace craquela sous ses pieds -à cause du froid, la mer était en effet gelée sur quelques mètres- mais elle ne s'arrêta pas.
L'eau était tellement glaciale qu'elle avait perdu toute sensation dans les jambes. Elle continuait néanmoins. Elle commença a respirer difficilement lorsque l'eau atteignit son nombril. Tout son corps se raidissait.
A présent, depuis le rivage on ne voyait plus que la petite tâche blanche de sa chevelure.
La sorcière prit alors sa respiration du mieux qu'elle le put, et engouffra sa tête dans les flots sombres.
Elle avait disparu.
Le vent et la neige s'arrêtèrent, tout devint calme.
Depuis ce jour, plus personne ne revit Al Menia.

[Al Menia]

Cela faisait plusieurs heures qu'une vague masse dans le brouillard gisait sur la plage. Elle était sombre, et pouvait être facilement confondue avec un rocher dans la brume.
Sauf que c'était une femme que la mer avait ramenée sur la plage quelques heures avant la marée basse.
Elle ne bougeait pas, le visage à moitié enfoncé dans le sable tandis que l'écume glacée lui caressait ses pieds, nus.
Soudain, dans un grand sursaut paniqué, elle ouvrit les yeux. Sa respiration était saccadée, elle suffoquait. presque incapable de bouger, elle se retourna avec grand peine sur le dos, puis regarda le ciel, troublée.
Blanc.
C'est vrai... Lynsk, la neige, du blanc, partout... J'avais oublié... se dit-elle
Elle s'agenouilla, dos à la mer, puis se leva sur ses jambes tremblantes. L’œil hagard, elle regarda autour d'elle. Personne... D'accord. C'est alors qu'elle s'éloigna en titubant de la plage, un léger sourire aux lèvres.

Depuis ce jour, Al Menia n'eut jamais un seul cheveu blanc.

[Al Menia]

Cela faisait maintenant quelques semaines que la jeune femme avait reparu.
Bizarrement, même si beaucoup de personnes s'étaient aperçues de son absence, peu ont cherché à comprendre, et à vrai dire... personne ne savait ce qu'il s'était passé. Aucune rumeur ne courait.
Cependant, Al Menia n'était plus comme avant, c'était certain.
D'abord par son physique, évidemment... Sa chevelure noire avait troublé au début, mais pas seulement.
La sorcière tout entière semblait s'être... assombrie.
On aurait dit que ses cheveux déteignaient sur le reste de son corps, ainsi que sur sa personnalité.
Sa peau laiteuse devenait grisâtre et laissait saillir bizarrement ses os à plusieurs endroits. Ses yeux bleus clairs étaient maintenant bleus marine.
Sans compter son caractère... Elle passait son temps toute seule, dans un atelier minuscule où s'entassent des objets élémentaires. Les seules fois où elle le quittait, elle le refermait soigneusement à clef, et revenait rarement plus d'un quart d'heure après, le tout sans parler à personne.
Bref, quelque chose avait changé.

[Al Menia]

Un matin, la porte de l'atelier sombre s'ouvrit en grand. A son embrasure, toujours dans l'ombre, Al Menia souriait d'une manière étrange en montrant ses dents grisâtres...

"J'ai trouvé, je l'ai, enfin... Je vais..."


Elle sortit de la pénombre en traînant derrière elle un objet effroyable. Si effroyable que personne ne put comprendre de quoi il s'agissait... Pour le moment.
Certains le décrivirent comme le chaos incarné. Une forme allongée d'un mètre cinquante, probablement un plus épaisse à ses extrémités, baignée dans une sorte de fumée épaisse et noire qui empêchait de discerner quoi que ce soit d'autre.
L'objet laissait un profond sillon dans le sol... Bien trop profond pour paraître normal.
Intrigués et un peu inquiets, quelques badauds s'écartèrent sur le passage de la sorcière, qui se dirigeait résolument vers le totem est de la ville. Elle ne semblait plus voir ce qui l'entourait, et avait l'air absent, avec toujours le même sourire aux lèvres.
Arrivée au totem, elle se retourna brusquement, paya la taxe, posa sa paume sur la grosse orbe noire en chuchotant sa destination.
Alors que le processus de téléportation s'enclenchait, elle pointa son objet démoniaque vers le ciel, regarda la ville et cria à pleins poumons: "Ca va ch...."

Nul n'entendit la fin de sa phrase, sauf peut-être les quelques malheureux qui se trouvaient devant elle, une fois arrivée à destination.